Galopant, à travers les territoires inhospitaliers du Grand Nord, Oromë rejoignit Aman1, ne s’arrêtant que devant les murs de la cité des Valar. Se relevant sur ses étriers, il s’écria d’une voix forte, afin d’être entendu de tous :
« Tulielto ! Tulielto ! Ils sont venus ! Ils sont venus ! ».
Les Valar, les Valier et les Maiar sortirent en masse et le cavalier, toujours juché sur Nahar, leur annonça :
« Voyez, les forêts des Grandes Terres murmurent sans cesse, sont emplies d’un bruit étrange. Là, vagabondais-je, et ce fut comme si des gens se levaient en hâte sous les plus récentes étoiles. Il y eut une agitation parmi les arbres lointains et des mots furent soudain prononcés, et des pieds allèrent çà et là. C’est alors que cherchant la source de ces bruits nouveaux, je découvris qu’Eru avait enfin éveillé ses enfants ! »
Alors tout le peuple de Valinor s’écria : « I Eldar tulier ! Les Eldar sont venus ! ».
Ce ne fut qu’en cette heure que les Seigneurs de l’Ouest surent que leur joie avait contenu cette faille, ou qu’ils avaient attendus affamés qu’elle fût complétée, mais maintenant ils surent que la terre avait été un endroit vide et accablé de solitude, n’ayant aucun enfant à elle.
Tout le monde rentra ensuite dans la Cité, Oromë confia son fidèle Nahar à un écuyer, puis pendant qu’il se restaurait, il raconta un peu plus en détail sa découverte des Elfes.
Manwë médita longtemps sur son trône du Taniquetil, demanda le conseil d’Ilúvatar puis convoqua l’assemblée des Valar. Quelques jours plus tard, tous, y compris Ulmo, étaient réunis dans le Máhanaxar2, à l’heure où se mélangent les lumières des Deux Arbres.
« Voici, annonça le Premier d’entre les Valar, l’avis que m’a inspiré Ilúvatar : il nous faut reprendre à tout prix la maîtrise d’Arda et délivrer les Quendi de l’ombre de Melkor. »
Les Seigneurs de l’Ouest se préparèrent alors pour ce qu’on nommera plus tard la Guerre des Puissances, et qui se déroula entre 1090 et 1100 des Années des Arbres (de -26966 à -26956 C.C.).
Aulë rassembla six métaux : cuivre, argent, étain, plomb, fer et or. Prenant une portion de chacun, il en créa par sa magie un septième qu’il nomma pour cela tilkal3. Celui-ci posséda toutes les propriétés des six et de nombreuses autres qui lui étaient propres. Sa couleur était vert vif ou bien rouge en des éclats variables et il ne pouvait être brisé. Après cela il forgea une puissante chaîne qu’il nomma Angainor, l’oppresseur.
Lorsque les Valar et les Maiar se furent armés, Manwë monta dans son chariot bleu dont les chevaux étaient, après Nahar, les plus blancs de tous ceux qui parcouraient le domaine d’Oromë. Sa main tenait un grand arc blanc qui pouvait lancer une flèche comme une bouffée de vent par-delà les plus larges mers. Eönwë, son héraut et porte-bannière se tenait derrière lui. Venait ensuite Oromë, armé de pied en cap et vêtu d’un surcot vert foncé, chevauchant Nahar caparaçonné de la même couleur. Tulkas marcha à pas puissant à hauteur de son étrier, vêtu de son éternelle tunique de cuir, sa main droite gantée de fer. Les Fëanturi suivaient dans un chariot noir, il y avait un cheval noir du côté de Námo Mandos et un gris pommelé du côté d’Irmo Lórien. Aulë qui s’attarda trop longtemps auprès de sa forge vint en dernier, et il n’était pas armé mais attrapa au vol son marteau à long manche en quittant le lieu et alla précipitamment jusqu’au bord de la Grande Mer, et les brasses de sa chaîne furent portées à l’arrière par quatre de ses gens de forge.
Sur ces rives, Ossë vint à leur rencontre et les fit traverser sur un massif radeau sur lequel il prit lui-même place habillé d’une côte de maille étincelante ; mais Ulmo était loin en avant rugissant dans sa voiture de mer profonde et donnant furieusement de son cor de conques. Ainsi fut-il que les Valar et les Maiar se transportèrent par-delà Belegaer4 et franchirent les îles, et ils mirent pied sur les larges terres et marchèrent en vaste pouvoir et en colère toujours croissante vers le nord. Ils franchirent les Montagnes de Fer et la terne région qui s’étend au-delà, puis arrivèrent aux rivières et aux collines de glace. Là Melkor secoua la terre sous leurs pas, et il fit vomir de la flamme aux cimes coiffées de neige, pourtant malgré la puissance de leur déploiement, ses vassaux qui infestaient chaque voie qu’empruntèrent les troupes de Valinor, ne purent rien pour entraver leur avancée. Là, au plus extrême nord, au-delà même de l’endroit où s’élevait jadis le pilier d’Illuin5, ils vinrent devant les portes immenses du profond Utumno6 et, à leur approche, Melkor ferma celles-ci en un grand fracas métallique.
Alors Tulkas, prit d’une rage furieuse, les cogna, comme le tonnerre, de son poing massif et ganté de fer. Elles résonnèrent et se fissurèrent à peine, mais Oromë mettant pied à terre empoigna son cor, Valaróma, et souffla un tel coup dessus que les portes instantanément s’ouvrirent en fuite. Manwë haussa sa voix incommensurable et somma Melkor de se montrer.
Les valeureux Valar entrèrent dans la forteresse. Ne rencontrant personne, ils arrivèrent bientôt dans une grande salle, où l’Ennemi les attendait seul, assis sur son trône. En l’apercevant, Tulkas empoigna Angainor et se jeta d’un bond à travers la salle, Aulë et Oromë derrière lui. Melkor bondit et appela d’une voix forte. Des Balrogs et autres démons jaillirent de tous côtés, assaillant l’armée de Valinor. Le Seigneur des Ténèbres attaqua Manwë avec le fouet de fer qu’il portait, mais le Seigneur d’Arda souffla doucement dessus et ses glands de fer furent rejetés en arrière. Là-dessus Tulkas frappa Melkor en pleines dents de son gant de fer, puis avec Aulë ils le combattirent et il fut immédiatement enveloppé trente fois dans les brasses d’Angainor.
Enfin, Melkor enchaîné et à genoux, on le contraignit d’ordonner à ses rares vassaux qui continuaient à se battre de rendre les armes. Mais la plupart avaient fuit.
Les Elfes n’avaient rien su de la Grande Bataille entre les puissances du Monde, sinon que la Terre tremblait et gémissait sous leurs pieds, que les mers étaient soulevées et qu’ils voyaient au nord comme la lueur de flammes immenses. Ce fut ainsi que les Terres du Milieu prirent l’aspect qu’elles avaient au Premier Âge.
Les Valar ne découvrirent pas toutes les cavernes et les souterrains habilement dissimulés sous les forteresses d’Utumno et d’Angband. Beaucoup d’êtres malfaisants y restèrent cachés, tandis que d’autres se dispersaient dans la nuit pour rôder dans les déserts du monde en attendant une heure propice. Sauron ne fut pas retrouvé.
Après cela, les Ainur s’en retournèrent à Valinor, emmenant avec eux Melkor enchaîné et consumé de rage. Sa lèvre avait été fendue et son visage conserve un rictus très étrange depuis ce coup que lui porta Tulkas.
L’Ennemi fut jeté au milieu du Cercle du Destin où fut tenu son procès. Pour l’accuser parlèrent Ossë, Ulmo et Oromë. Ce dernier était le représentant de ceux qui réclamaient la mort de Melkor. Yavanna se leva en chagrin et en larmes, et elle parla de la triste situation de la Terre et de la grande beauté de ses desseins et de ces choses que de tout son cœur elle avait produit et que l’accusé avait le plus souvent détruites, parfois dévoyées.
Aulë, Yavanna et bien d’autres appuyèrent fortement Oromë. Námo et Irmo se turent comme à leur habitude, car ils ne parlent jamais beaucoup durant les conseils des Valar. Mais Tulkas se leva furieusement du centre de l’assemblée et les quitta, car il ne put endurer un conciliabule alors qu’il pensait que la culpabilité était claire. Il eût grandement préféré désenchaîner Melkor et le combattre sur-le-champ, seul à seul sur la plaine de Valinor, lui infligeant bien des coups en retour de ses méfaits, plutôt que de discutailler.
Manwë siégea et écouta, pourtant ce fut sa pensée que Melkor était un Ainu et puissant au-delà de toute mesure pour le sort bon ou mauvais du monde à venir ; c’est pourquoi il mit de côté la rigueur et ne le condamna qu’à être enfermé pendant seulement trois âges, dans une crypte de Mandos, enchaîné avec Angainor. Tel fut le jugement de Manwë. Oromë, Tulkas et Yavanna le jugèrent d’une miséricorde confinant au danger.
1 « Béni, libre de tout mal », nom du pays à l’ouest, au-delà de la Grande Mer (Belegaer), où vécurent les Valar après avoir quitté l’île d’Almaren.
2 Le Cercle du Destin devant les portes de Valinor où étaient installés les trônes des Valar pour leur Conseil.
3 D’après le Premier Livre des Contes perdus, ce nom serait composé de l’initial de chaque métal : Tambë, Ilsa (nom magique de l’argent ou telpë), Latúken, Kanu (plomb), Anga et Laurë (nom magique de l’or).
4 La Grande Mer
5 Une des lampes des Valar fabriquée par Aulë. Illuin était au nord des Terres du Milieu et, après que la montagne qui la portait fut renversée par Melkor, il se forma au même endroit la Mer Intérieure d’Helcar.
6 La première grande forteresse de Melkor, au nord des Terres du Milieu.