Lumineuse obscurité

par Sugar

Lumineuse obscurité



J’étais assise confortablement dans ton fauteuil de cuir. A vrai dire, je n’affectionnais pas ce modèle capitonné. Je préférais les surfaces lisses. Mais tu l’avais choisi bien avant moi, il faisait parti de toi.

Un de mes plus fidèles compagnons était posé à mes côtés. Je l’emmenais partout. Sa présence demeurait indispensable. L’ouvrage devait être convaincu que j’allais le reprendre afin de le chérir. Il pensait vraisemblablement que nous allions nous évader ensemble dans l’aventure qu’il me contait depuis quelques jours.

Pourtant, je ne l’ai pas embrassé du regard ni même caressé de mes doigts avides de son contact. Ce soir, l’auteur resterait silencieux. La comédie humaine abordait un nouveau chapitre de mon existence sans consistance.

J’ai longuement hésité, le doigt posé dessus. La légère pression que j’exerçais, ne suffisait pas pour enclencher le mécanisme. Je devais pourtant l’actionner car il s’avérait nécessaire pour mon rituel. Alors, je m’accordai une grande inspiration avant de me décider. Clic. Sa fugace sonorité me désarçonna. J’éprouvai la sensation d’avoir lacéré l’air et d’être projetée dans un monde parallèle. Etrange idée. Je ne pus réprimer un frisson me parcourant le dos avec la vivacité d’un éclair. J’étais désormais plongée dans l’obscurité.

Je me suis bien calée dans le siège, pour me rassurer, entourée de ses imposants bras de cuir. Malgré mon impassibilité et ma froideur, j’aspirais à de la bienveillance. Après avoir laissé la pénombre envahir mes sens en alerte, mes yeux s’étaient accoutumés à l’obscurité que j’avais créée

Voir uniquement l’ombre du mobilier me permettait de me concentrer sur ma discutable présence. Empêcher la lumière de se répandre et de se réfléchir sur tes effets personnels me soulageait En effet, j’avais disposé un filtre pour éviter toute collision entre ma conscience agitée et la dérangeante réalité. Une fuite en avant ? Bien sûr. Mon œil risquait de s’attarder sur un détail. Il pouvait surgir de nulle part et me faire comprendre ma venue impromptue.

Je ne souhaitais pas savoir.

Je t’attendais dans le noir.

Tu allais arriver d’un instant à l’autre. Je doutais de ma prestance et de mes dialogues préparés. Peut-être aurai-je du opter pour un parfum plus léger ? Une robe de soie parsemée de motifs discrets? Remonter mes cheveux, pour un chignon plus discipliné ? Me demandai-je en entortillant une mèche autour de mon doigt avec nervosité... Et après ? Pourquoi être angoissée ? Tu me connaissais.

Je passai ma main tremblante sur l’accoudoir, la pulpe de mes doigts s’incrustait dans la matière pour obtenir l’intime conviction de ma réelle présence en cette nuit d’Avril.

Je songeais à toi, je pensais à nous.

Avant de venir, j’ai relu le livre une douzaine de fois. Du début à la fin…Sans me lasser, ni même pleurer. J’ai effectué  des pauses durant ma lecture, pour analyser, avec attention, chaque événement. Les dates aussi, les nombres m’ont toujours rassuré. Pourtant, un fait m’échappait. L’intrigue paraissait déséquilibrée. A mon sens, cette histoire sans intitulé manquait de logique. J’en perdais la raison car je possédais ce besoin incommensurable d’explication. Je fermais les yeux pour me rappeler un fait que j’avais certainement omis pour expliquer la problématique d’une manière rationnelle.

« Parfois, certains événements ne s’expliquent pas, ils se vivent intensément. » Je n’étais pas d’accord avec ton propos. Cet argument ne me rassurait pas et semblait peu convainquant.  Il provenait d’un temps passé, où je percevais la vie comme une jolie cérémonie. Aujourd’hui, je souhaitais lire la synopsie avant de me lancer dans la lecture de ce livre.

« Impossible. » Ton affirmation était tombée comme une lame métallique qui vint déchirer mon décor de papier.

Malgré mes nombreuses incertitudes, j’étais ici, à t’attendre dans l’obscurité. D’un geste, j’avais la possibilité de faire disparaitre cette séquence de l’intrigue. Je pouvais encore partir, me faufiler comme une ombre dans la nuit.

Mon cœur s’affola en constatant qu’il n’avait pas correctement effectué sa rythmique. Battant un temps sur deux, il semblait être à l’agonie. Il était épuisé à vouloir exister lui aussi. Il s’était tu depuis que j’avais imposé la dictature sentimentale à mon âme. C’est moi qui décidais de sa mort et de sa vie. Cette réflexion était bien trop pesante, car elle était inconvenante.

Ce n’est pas ta faute, ni même la mienne. J’ose croire que nous sommes que des victimes de cette machination existentielle. Une conspiration de l’auteur invisible très certainement. Il y avait une explication. Un jour, nous l’aurions.

Je détournai la tête vers la baie vitrée  pour apercevoir un peu de luminosité. Ce petit regain de lumière me conférait du courage. Quel courage ? Je vivais à cet instant dans un étrange mirage.

« Ce scénario n’est pas raisonnable » Songeai-je en secouant légèrement la tête.

Soixante minutes s’étaient écoulées avant que je me décide à me lever de ce siège de cuir. Trois mille six cent secondes d’hésitation et d’incompréhension. Peut-être en fallait-il davantage ? Peut-être moins ? Quel étrange réflexe que de vouloir tout contrôler et calculer J’avais eu la preuve dans le passé que cela ne servait à rien d’anticiper. Pourtant, ce soir encore une fois, je souhaitais maitriser le temps et mes sentiments.

Mais, j’étais ici, à t’attendre sans m’être annoncée. Fâcheuse habitude, je l’admettais. Cependant, cette volonté d’être aussi légère qu’une plume appartenait à mon histoire depuis des années Les sentiments alourdissaient les envols réguliers. Or, j’ai toujours eu ce besoin viscéral de m’envoler. Tu le savais.

De toute évidence, tu étais moins lâche que moi, plus honnête aussi…peut-être .Je ne sais pas. Je ne voulais pas y réfléchir. Malgré mon questionnement compliqué, tu méritais mieux que l’obscurité que je t’offrais.

Cette certitude me fit avancer de trois pas en direction de la sortie, car j’étais convaincue de ne pas avoir ma place dans ton histoire. Elle baignait, par ma faute dans une angoissante nébulosité.

De toute évidence, il ne s’agissait pas du bon script. Fallait-il attendre de nouveaux tomes de cette intrigue avant de se réunir ? Ou une nouvelle Histoire dans une prochaine vie ? Je me dirigeais vers la porte. Je devais partir loin d’ici, ne pas me retourner de peur de m’égarer dans ces méandres de papier qui ne m’étaient pas coutumiers.

Cependant, mes jambes s’immobilisèrent devant ton imposante bibliothèque. J’en ai été toujours jalouse tant je la trouvais complète, imposante et magistrale. Je l’avoue. Je caressai les grands classiques du bout des doigts. Malgré l’obscurité, je connaissais leur emplacement exact, car j’aimais leurs reliures. Elles étaient raffinées et exquises. Tu as toujours eu bon goût dans le choix des livres peuplant ton Histoire. Les couvertures s’harmonisaient selon un classement bien précis. Après les œuvres anciennes, venaient les contemporaines, je laissai mon index les effleurer pour parcourir les années, les siècles littéraires à la vitesse de la lumière. Avec la notion du temps vint celle de la distance. Je fis une halte aux œuvres issues de la littérature étrangère.

Cette source de savoir fibreux, qui s’écrivait page après page était à ton image. Ouverte sur le monde, elle était ordonnée malgré leurs différences. J’appréciais ton classement minutieux car il me rassurait lorsque je le contemplais en pleine journée. Chaque œuvre détenait sa place, rien n’était laissé au hasard. Tu avais bien pris le soin que le soleil ne caresse pas directement tes trésors de papier. Sa lumière ne devait surtout pas les ternir tant ils se révélaient sacrés.

Mon cœur sursauta en ressentant un souffle. Un doute.

Je distinguai le sol ombreux. La pointe de mes talons semblait transpercer le plancher. Il se mouvait sous mes pieds pour m’absorber comme une feuille de papier. Encore une fois. Cette sensation de glissement ne m’était pas étrangère. Je l’avais déjà vécu dans le passé. J’avais enfoui cette singulière expérience dans les tréfonds de ma mémoire, enserrée de barbelé.

Aujourd’hui, ce livre sans identité était réapparu pour m’intégrer dans une nouvelle histoire. Où allait-il me mener ? J’avais la réponse mais je l’occultais avec une farouche détermination. J’effaçais les phrases dès qu’elles tentaient de vivre sur la feuille vide. Comme un instinct de survie. « Tu l’aimes ! » Hurla mon cœur bâillonné

« Impossible » Cette certitude me faisait perdre la raison et m’incitait à fuir loin d’ici. Toutefois, mes jambes n’obéissaient pas à ma voix impérative. Mon corps résistait. Son ancrage ici dans ton livre en trois dimensions le renforçait.

Tu te tenais là, tapi dans l’ombre depuis un moment. Sans un bruit, tu m’observais me débattre avec ma propre Histoire. Je percevais ta respiration. Elle était à ton image douce et tranquille. Tu laissas tomber ta sacoche sur le sol. Le bois du parquet gémit sous son poids conséquent. Sa lourdeur m’indiquait que la journée avait été chargée et compliquée. Je t’infligeais une nouvelle sentence puisque je t’imposais ma présence. Le glissement de la fermeture de ta veste me fit tressaillir. Je haïssais cette maitrise que tu affichais en toute circonstance. Ton flegme me perturbait.

Tu ne semblais guère dérangé par l’obscurité que je t’avais imposée. Mon ombre était devenue familière dans ton décor équilibré empli de lumière. Tu t’habituais à ma présence par intermittence, pourtant elles en étaient épuisantes. Il n y avait jamais de continuité. Néanmoins, tu ne te plaignais jamais de ces blancs séquentiels entre les lignes. Tu acceptais malgré tout cet étrange chapitre avec un protagoniste en filigrane. Tu adaptais ton comportement selon les circonstances.

Je distinguais ton imposante carrure, malgré l’épaisse noirceur qui nous absorbait. J’entrapercevais ton beau visage paisible. Sa douceur avait brisé tous mes plans écrits pourtant bien construits. De toute évidence, tu t’interrogeais à ce que j’allais encore une fois t’annoncer pour expliquer ma venue. Tu attendais encore et toujours ton tour, pour écrire. Or je t’avais subtilisé ton stylo Mont Blanc car j’appréciais son graphisme. Le débit de l’encre était équilibré et me permettait de réfléchir avant d’écrire.



Ce soir, je me percevais confuse de mon égoïsme et de mes méchancetés écrites en italique. La gomme était usée d’effacer ma présence dans les différents versets du livre sacré. Désormais, elle semblait déterminée à laisser le paragraphe s’écrire dans le noir. Tous les éléments littéraires se liguaient contre moi, du crayon à la feuille de papier ! J’en étais affolée.

Je percevais ton amour qui ne demandait qu’à vivre au grand jour. Je l’ignorais jour après jour en fermant avec brutalité notre recueil intime. Tu étais en droit d’écrire tes mots, dans cette histoire. Je te le refusais en feignant la vérité. Je ne souhaitais pas t’aimer, aussi j’effaçais avec frénésie les prémices annonciatrices pour ne pas sombrer ni m’écouter. La phrase ne devait pas apparaitre dans le livre que je t’avais confisqué. Le combat était inégal, je le sais.

« Bonsoir ». Une illumination d’un tout autre monde fit son apparition au son de ta voix.



A chaque rencontre, il fallait un prélude bien orchestré pour t’autoriser à m’approcher. Malgré mon rituel aussi codifié qu’une cérémonie du thé, tu demeurais patient. Je n’ai jamais perçu une once d’agacement dans ton comportement. Tu te montrais persévérant, attendant le bon moment pour entrer en scène dans mon Histoire plongée dans le noir. Sans m’en rendre compte tu étais parvenu à la métamorphoser en me conférant l’envie de m’exposer à la lumière d’été. J’avais besoin de ma lumineuse obscurité lorsque mes lèvres s’emparèrent des tiennes. J’allais regretter mon écart de conduite. C’était certain. J’aurai du mieux maitriser ce cœur capricieux et m’envoler vers d’autres cieux. Ton soupir de satisfaction lorsque tu resserras ton étreinte, me fit perdre un peu ma détermination.

Je ressentis la chaleur de la lumière, là au fond de moi jaillir. Il ne s’agissait pas du fruit de mon imagination. Elle s’intensifiait dans ma lumineuse noirceur

La pénombre apportait toujours une saveur singulière à notre relation. Cependant, des nuances de noirs existaient dans les différents écrits des vies passées. Il fallait savoir s’y attarder et bien observer

Aujourd’hui tout doit te sembler confus dans mon écriture. D’ailleurs, tu n’avais jamais eu l’occasion de véritablement lire mes élucubrations. J’ai toujours refusé de t’y mêler pour mieux me protéger.

Mais je suis convaincue que tu saisiras la profondeur de chaque ponctuation. Je donnerai mon âme, pour posséder le talent nécessaire afin d’écrire un joli conte de fée avec ma lumineuse obscurité. Hélas, notre livre avait sans doute tourné la page sans nous avertir. Un nouveau chapitre était annoncé, fin prêt à être écrit à l’encre invisible. Qu’il en soit ainsi.





Sugar

Élucubrations sentimentales