La nuit tombe. Il commence à faire froid. A travers la nuit, j’aperçois quelque chose. Quelqu’un. Ils sont plusieurs en fait. C’est la relève.
Je marche difficilement. Le froid s’engouffre dans nos vêtements, engourdit nos pieds, nos jambes, nos mains. La boue qui colle nos uniformes nous ralentit. Nos beaux uniformes. C’est ce que nous pensions avant. Avant ça. La guerre. La douleur, la soif, la faim, la fatigue, la mort. La fin. Je sens le regard des nouveaux soldats sur mon dos courbé par la fatigue et la douleur. J’ai à peine la force d’avancer un pied. Puis l’autre. Je ne peux même pas relever la tête. Leur adresser un regard, leur faire un signe, les mettre en garde. Ils n’imaginent même pas ce qu’il se passe là bas. Là bas, le front, il nous a transformés. Tous. Nous sommes désormais des ombres, des coques vides, de simples marionnettes animées par un espoir : rentrer chez nous. C’est ce qui nous permet de résister, de vivre, non, de survivre. De marcher.
Nous, autrefois fier d’avoir été enrôlés dans l’armée, d’avoir été mobilisés. Fiers de nos uniformes, de nos armes. Fiers de servir notre patrie. Mais maintenant ? Les fières marches militaires ne sont plus que quelques pas désordonnés, trainants dans la boue et dans la crasse des tranchées.
Je titube, je me redresse. Je ne peux pas tomber. Je ne dois pas tomber. Si je tombe, je ne me relève pas et je meurs. C’est comme ça.
J’entends les murmures de plusieurs soldats. Peut être réalisent ils enfin ? Ce que la guerre fiat de nous. Des monstres, des animaux, des tueurs. L’horreur qu’elle représente ?
Pour nous, derniers soldats de la vieille garde, les officiers se sont mis d’accord. C’était la dernière fois. Ceux qui viennent nous relever vont nous permettre d’enfin partir. C’est notre objectif, partir et ne jamais revenir. Je continue de marcher, de lutter.
Cela fait un moment maintenant que nous avons croisé la relève, ils sont loin derrière et nous approchons de la gare. Nous allons pouvoir quitter cet enfer, sur terre. Rentrer dans nos villes, dans nos campagnes et nos villages. Retrouver nos familles et une vie presque normale.
Je manque tomber sur le petit sentier qui a remplacé les sombres tranchées. Je me remets droit. Droit et chancelant. Je ne peux pas tomber maintenant. J’y suis presque. Retrouver ma vie d’avant la guerre. Mon rêve, mon espoir, mon faible espoir. Je m’y raccroche et je reprends ma marche.
Retrouver une vie normale. Ici, tout le monde sait que c’est impossible, et ça ne changeras jamais.
Il y a eu un avant et il faudra un après. Un après difficile car si la guerre n’est plus présente à nos côtés, elle est bien vivante dans nos esprits. Elle nous hante, nous rattrape dès que le sommeil s’empare de nous. C’est elle qui nous fait hurler la nuit. Et qui nous empêche de vivre.
Je ne sens plus ni mes pieds, ni mes mains. Et pourtant… La gare est si proche. Je la vois.
La lumière tremblotante de la lampe accrochée sur la porte nous ranime. Ce n’était qu’une lueur d’espoir mais elle est bien là, juste devant nous. Elle vacille mais elle résiste. Comme nous.
Ca y est, j’ai atteint la gare. Je peux tomber. Je peux dormir. Je veux dormir. C’est le plus beau jour de ma vie.