Au milieu de l'océan plongé dans l'obscurité, des cris de joies résonnaient dans le silence de la nuit. L'heure était aux festivités sur le Moby Dick. Si vous souhaitez savoir pourquoi, leur dernière escapade sur une île les avaient conduits à la découverte d'un trésor. Celui-ci était en ce moment même escorté par une des divisions jusqu'à Sphinx. C'était donc le temps des célébrations. Trésor monétaire mis de côté, de nombreux pirates s'étaient dégotés de nouvelles armes ou trouvailles intrigantes et il fallait bien arroser ça.
Au centre de la fête, quelques enfants de Barbe Blanche à l'esprit compétitif s'étaient rassemblés près du grand mât pour disputer un concours de boisson acharné.
- Shot ! hurla quelqu'un.
Aussitôt les mains des participants s'emparèrent des verres qui leur faisaient face.
Eva pencha la tête en arrière et avala le contenu de son verre avant de le claquer sur le pont et de lever les bras en tirant la langue. Elle passait un tour de plus, ouais ! Par contre... Elle papillonna des yeux, commençant à bien sentir les effets de l'alcool et loupa le cri de la nouvelle manche : éliminée.
Vaincue, Eva ferma les yeux, sa tête penchant lentement mais sûrement vers le sol avant qu'elle ne retombe brusquement sur sa poitrine, la réveillant un instant. Elle essaya alors de réveiller ses neurones mais ils n'étaient pas particulièrement coopératifs.
Sa bouche était déjà trop pâteuse des litres d'alcool engloutis pendant les nombreux défis stupides avec ses frères (elle avait débarqué au concours de shot en titubant) et ses yeux lourds de fatigue ; les conditions semblaient réunies pour qu'elle se laisse glisser par terre et s'endorme aussitôt, profitant d'une nuit sans rêve annonçant un réveil atroce. Mais une chose la retenait : elle avait faim. Et elle se souvenait très bien que cette fête était organisée parce que Thatch avait trouvé un super fruit. Enfin il y avait peut être une autre raison mais son estomac affamé lui signalait vivement qu'un fruit c'était de la nourriture et que la nourriture c'était la vie. Ainsi soit-il. Ce fruit devait être sacrément bon pour qu'on organise une si grosse fête, exactement ce qu'il lui fallait.
Alors, d'un pas chaloupé particulièrement maladroit, Eva arriva jusqu'à la cabine de Thatch ; par un miracle comme on en voit qu'une fois par siècle, elle n'était pas encore tombée. Le commandant de la quatrième division n'avait certainement pas apporté le fruit à la fête. Il avait frimé avec quand il était rentré et l'avait — selon les discussions entendues — rangé dans un coffre. Sûrement dans sa cabine. Sinon elle était foutue. Il y avait un nombre astronomique de coffres sur ce navire.
Il y avait beaucoup d'incertitudes dans le plan d'Eva mais il lui aurait fallu être bien plus sobre pour espérer s'en rendre compte.
Enfin, ni une ni deux, elle s'écrasa contre le battant de la porte, se rappelant avec un temps de retard qu'il lui fallait d'abord l'ouvrir. Cette étape presque insurmontable passée, elle erra un instant dans la petite pièce, oubliant ce qu'elle était venue y faire. Quand elle tomba sur un petit coffre, elle passa devant sans l'apercevoir. Lors de son troisième passage, ses yeux louchèrent sur l'objet et elle s'arrêta net pour l'ouvrir.
Devant son regard vague mais néanmoins affamé ce trouvait un fruit violet. Eva émit un long bruit de réflexion intense. Avait-elle déjà vu un fruit violet ? Violet c'était bien la couleur des kiwis ? Ou des bananes ?… en tout cas, rien d'anormal ici.
Thatch ne lui en voudrait pas si elle ne croquait qu'un petit morceau... Pas vrai ?
Eva attrapa le fruit — c'était vraiment bizarre cette forme, ça lui rappelait des litchis, ou des ananas peut être ? — et le porta à sa bouche. Elle croqua un gros morceau, le mâcha lentement et grimaça avant de remettre le fruit en place. Ni vu ni connu.
- Beurk, toussota-t-elle avant de sortir de la cabine.
Vraiment pas bon. Aucune raison d'en faire tout un plat. Il fallait qu'elle avertisse son équipage. Thatch avait, et de loin, exagéré cette histoire. Alors quand elle fut de retour sur le pont, elle s'éclaircit la voix, se préparant à prévenir tout le monde.
- Eh les gars j'ai... Qu'est-ce que...
Eva contempla les volutes noires qui montaient le long de sa main. Elle était quasiment sûre que sa main ne faisait pas ça normalement. Non, indubitablement sa main n'était pas censée faire… quoi que cette chose soit.
- Qu'est-ce que c'est cette merde ?
- Ça c'est bien vrai, confirma Ace, apparu comme par magie derrière son épaule en terminant une assiette de curry. C'est quoi ?
- J'en sais rien moi, répondit-elle en secouant sa main dans l'espoir de voir ces choses étranges disparaître. C'est bizarre. C'est contagieux tu crois ?
Ace approcha son nez des tourbillons noirs qui recouvraient maintenant l'avant bras de la pirate en mâchant avec application la dernière bouchée de son plat. Il fronça les sourcils, piqua du nez un bref instant et se réveilla dans un sursaut. Puis il enflamma son poing et l'approcha pour comparer les deux mains. Ils restèrent un instant dans une réflexion silencieuse contemplative.
- Ça ressemble à un fruit du démon, dit-il enfin.
- Eh ? Mais j'ai pas mangé de fruit du démon moi. J'suis pas comme toi, je mange pas tout ce que je trouve.
Permettez au narrateur d'intervenir pour souligner qu'il doute sérieusement de ce point.
Le regard d'Eva croisa alors l'assiette vide.
- Attends c'est du curry ? T'as trouvé ça où ? J'en veux.
- Qu'est-ce que vous faites tous les deux ? cria soudainement Thatch en agitant un bras dans leur direction.
La question produisit un brillant déclic chez Eva. Qu'est-ce qu'elle faisait ? Elle se tenait miraculeusement debout près d'Ace. Quoi que, après y avoir réfléchi, la question de Thatch concernait peut être autre chose que sa position spatiale. Qu'est-ce qu'elle faisait juste avant de tenir debout à côté d'Ace ? Elle cherchait à manger. Bien, on progressait, ses cellules grises n'étaient donc pas toutes endormies. Qu'est-ce qu'elle avait fait après ? Elle avait trouvé et mangé le fruit de... Hum. Eva claqua des doigts. C'était donc là que ça avait foiré. Son soi sobre l'aurait sûrement compris plus tôt.
- Ace, reprit-elle en tapotant l'épaule du commandant du bout des doigts. Je crois que j'ai mangé un fruit du démon. Celui de Thatch.
- Hein ? fit le concerné en s'approchant d'eux. Tu m'as appel... Wow ! Qu'est-ce que c'est ça ?
La main tendue de Thatch était pointée sur celle d'Eva.
- Ah bah c'est marrant que tu demandes parce que...
- C'est ton fruit, coupa Ace avec un grand sourire, tout content de pouvoir aider.
Eva avait beau être « vaguement » sous l'emprise de l'alcool, elle comprit intuitivement que ce n'était pas la bonne manière d'annoncer la nouvelle. Aussi, elle prit les devants, en retard.
- Ta gueule Ace, râla-t-elle en regardant Thatch. C'est ton fruit !
Puis elle s'arrêta et plissa les yeux. Non, rien à faire ça n'allait pas mieux.
- Si ça peut te rassurer, poursuivit-elle maladroitement, il n'était vraiment pas bon.
Thatch contemplait ses deux amis, ses deux idiots, ses deux camarades complètement à la ramasse sans dire un mot.
- Tu as... mangé mon fruit ?
- J'en ai juste pris un bout, qu'un bout. Un petit bout. J'avais faim. Mais il n'était pas bon hein. Vraiment dégeu en fait, grimaça Eva en ressentant le gout âpre sur sa langue.
- C'est ton fruit, rappela Ace qui voulait vraiment vraiment aider ses amis.
Thatch soupira profondément. Les deux pirates avaient le regard vague et marmonnaient des « fruit » à répétition en regardant le bras d'Eva sur lequel les volutes s'étendaient gracieusement.
- Bon. Tant pis, je ne vais pas te tuer et espérer remettre la main dessus un jour non plus, blagua-t-il. Je m'en remettrais.
- Ah j'espère bien ! répondit Eva, satisfaite d'être toujours de ce monde. Sur ce… je vais… j'vais dormir.
Et elle se laissa choir aux pieds des deux commandants pour faire une sieste bien peu méritée. Sans trop y accorder d'attention, les dits commandants l'enjambèrent pour repartir vers le cœur de la fête, et le buffet.
Non loin de là, tapi dans l'ombre du navire, un des fils de Barbe Blanche regrettait de ne pas s'être définitivement débarrassé du rouquin aux cicatrices qui, sans le savoir, avait mit un nouvel obstacle sur sa route.